L’individualisme
Ce que nous entendons par « individualisme », c’est la négation de tout principe supérieur à l’individualité, et, par suite, la réduction de la civilisation, dans tous les domaines, aux seuls éléments purement humains ; c’est donc, au fond, la même chose que ce qui a été désigné à l’époque de la Renaissance sous le nom d’« humanisme », comme nous l’avons dit plus haut, et c’est aussi ce qui caractérise proprement ce que nous appelions tout à l’heure le « point de vue profane ». Tout cela, en somme, n’est qu’une seule et même chose sous des désignations diverses ; et nous avons dit encore que cet esprit « profane » se confond avec l’esprit antitraditionnel, en lequel se résument toutes les tendances spécifiquement modernes. Ce n’est pas, sans doute, que cet esprit soit entièrement nouveau ; il a eu déjà, à d’autres époques, des manifestations plus ou moins accentuées, mais toujours limitées et aberrantes, et qui ne s’étaient jamais étendues à tout l’ensemble d’une civilisation comme elles l’ont fait en Occident au cours de ces derniers siècles. Ce qui ne s’était jamais vu jusqu’ici, c’est une civilisation édifiée tout entière sur quelque chose de purement négatif, sur ce qu’on pourrait appeler une absence de principe ; c’est là, précisément, ce qui donne au monde moderne son caractère anormal, ce qui en fait une sorte de monstruosité, explicable seulement si on le considère comme correspondant à la fin d’une période cyclique, suivant ce que nous avons expliqué tout d’abord. C’est donc bien l’individualisme, tel que nous venons de le définir, qui est la cause déterminante de la déchéance actuelle de l’Occident, par là même qu’il est en quelque sorte le moteur du développement exclusif des possibilités les plus inférieures de l’humanité, de celles dont l’expansion n’exige l’intervention d’aucun élément supra-humain, et qui même ne peuvent se déployer complètement qu’en l’absence d’un tel élément, parce qu’elles sont à l’extrême opposé de toute spiritualité et de toute intellectualité vraie.
L’individualisme implique tout d’abord la négation de l’intuition intellectuelle, en tant que celle-ci est essentiellement une faculté supra-individuelle, et de l’ordre de connaissance qui est le domaine propre de cette intuition, c’est-à-dire de la métaphysique entendue dans son véritable sens. C’est pourquoi tout ce que les philosophes modernes désignent sous ce même nom de métaphysique, quand ils admettent quelque chose qu’ils appellent ainsi, n’a absolument rien de commun avec la métaphysique vraie : ce ne sont que constructions rationnelles ou hypothèses imaginatives, donc conceptions tout individuelles, et dont la plus grande partie, d’ailleurs, se rapporte simplement au domaine « physique », c’est-à-dire à la nature. Même s’il se rencontre là-dedans quelque question qui pourrait être rattachée effectivement à l’ordre métaphysique, la façon dont elle est envisagée et traitée la réduit encore à n’être que de la « pseudo-métaphysique », et rend du reste impossible toute solution réelle et valable ; il semble même que, pour les philosophes, il s’agisse de poser des « problèmes », fussent-ils artificiels et illusoires, bien plus que de les résoudre, ce qui est un des aspects du besoin désordonné de la recherche pour elle-même, c’est-à-dire de l’agitation la plus vaine dans l’ordre mental, aussi bien que dans l’ordre corporel. Il s’agit aussi, pour ces mêmes philosophes, d’attacher leur nom à un « système », c’est-à-dire à un ensemble de théories strictement borné et délimité, et qui soit bien à eux, qui ne soit rien d’autre que leur œuvre propre ; de là le désir d’être original à tout prix, même si la vérité doit être sacrifiée à cette originalité : mieux vaut, pour la renommée d’un philosophe, inventer une erreur nouvelle que de redire une vérité qui a déjà été exprimée par d’autres. Cette forme de l’individualisme, à laquelle on doit tant de « systèmes » contradictoires entre eux, quand ils ne le sont pas en eux-mêmes, se rencontre d’ailleurs tout aussi bien chez les savants et les artistes modernes ; mais c’est peut-être chez les philosophes qu’on peut voir le plus nettement l’anarchie intellectuelle qui en est l’inévitable conséquence.
Dans une civilisation traditionnelle, il est presque inconcevable qu’un homme prétende revendiquer la propriété d’une idée, et, en tout cas, s’il le fait, il s’enlève par là même tout crédit et toute autorité, car il la réduit ainsi à n’être qu’une sorte de fantaisie sans aucune portée réelle : si une idée est vraie, elle appartient également à tous ceux qui sont capables de la comprendre ; si elle est fausse, il n’y a pas à se faire gloire de l’avoir inventée. Une idée vraie ne peut être « nouvelle », car la vérité n’est pas un produit de l’esprit humain, elle existe indépendamment de nous, et nous avons seulement à la connaître ; en dehors de cette connaissance, il ne peut y avoir que l’erreur ; mais, au fond, les modernes se soucient-ils de la vérité, et savent-ils même encore ce qu’elle est ? Là aussi, les mots ont perdu leur sens, puisque certains, comme les « pragmatistes » contemporains, vont jusqu’à donner abusivement ce nom de « vérité » à ce qui est tout simplement l’utilité pratique, c’est-à-dire à quelque chose qui est entièrement étranger à l’ordre intellectuel ; c’est, comme aboutissement logique de la déviation moderne, la négation même de la vérité, aussi bien que de l’intelligence dont elle est l’objet propre. Mais n’anticipons pas davantage, et, sur ce point, faisons seulement remarquer encore que le genre d’individualisme dont il vient d’être question est la source des illusions concernant le rôle des « grands hommes » ou soi-disant tels ; le « génie », entendu au sens « profane », est fort peu de chose en réalité, et il ne saurait en aucune manière suppléer au défaut de véritable connaissance.
Puisque nous avons parlé de la philosophie, nous signalerons encore, sans entrer dans tous les détails, quelques-unes des conséquences de l’individualisme dans ce domaine : la première de toutes fut, par la négation de l’intuition intellectuelle, de mettre la raison au-dessus de tout, de faire de cette faculté purement humaine et relative la partie supérieure de l’intelligence, ou même d’y réduire celle-ci tout entière ; c’est là ce qui constitue le « rationalisme », dont le véritable fondateur fut Descartes. Cette limitation de l’intelligence n’était d’ailleurs qu’une première étape ; la raison elle-même ne devait pas tarder à être rabaissée de plus en plus à un rôle surtout pratique, à mesure que les applications prendraient le pas sur les sciences qui pouvaient avoir encore un certain caractère spéculatif ; et, déjà, Descartes lui-même était, au fond, beaucoup plus préoccupé de ces applications pratiques que de la science pure. Mais ce n’est pas tout : l’individualisme entraîne inévitablement le « naturalisme », puisque tout ce qui est au-delà de la nature est, par là même, hors de l’atteinte de l’individu comme tel ; « naturalisme » ou négation de la métaphysique, ce n’est d’ailleurs qu’une seule et même chose, et, dès lors que l’intuition intellectuelle est méconnue, il n’y a plus de métaphysique possible ; mais, tandis que certains s’obstinent cependant à bâtir une « pseudo-métaphysique » quelconque, d’autres reconnaissent plus franchement cette impossibilité ; de là le « relativisme » sous toutes ses formes, que ce soit le « criticisme » de Kant ou le « positivisme » d’Auguste Comte ; et, la raison étant elle-même toute relative et ne pouvant s’appliquer valablement qu’à un domaine également relatif, il est bien vrai que le « relativisme » est le seul aboutissement logique du « rationalisme ». Celui-ci, du reste, devait arriver par là à se détruire lui-même : « nature » et « devenir », comme nous l’avons noté plus haut, sont en réalité synonymes ; un naturalisme conséquent avec lui-même ne peut donc être qu’une de ces « philosophies du devenir » dont nous avons déjà parlé, et dont le type spécifiquement moderne est l’« évolutionnisme » ; mais c’est précisément celui-ci qui devait finalement se retourner contre le « rationalisme », en reprochant à la raison de ne pouvoir s’appliquer adéquatement à ce qui n’est que changement et pure multiplicité, ni enfermer dans ses concepts l’indéfinie complexité des choses sensibles. Telle est en effet la position prise par cette forme de l’« évolutionnisme » qu’est l’« intuitionnisme » bergsonien, qui, bien entendu, n’est pas moins individualiste et antimétaphysique que le « rationalisme », et qui, s’il critique justement celui-ci, tombe encore plus bas en faisant appel à une faculté proprement infra-rationnelle, à une intuition sensible assez mal définie d’ailleurs, et plus ou moins mêlée d’imagination, d’instinct et de sentiment. Ce qui est bien significatif, c’est qu’ici il n’est même plus question de vérité, mais seulement de « réalité », réduite exclusivement au seul ordre sensible, et conçue comme quelque chose d’essentiellement mouvant et instable ; l’intelligence, avec de telles théories, est véritablement réduite à sa partie la plus basse, et la raison elle-même n’est plus admise qu’en tant qu’elle s’applique à façonner la matière pour des usages industriels. Après cela, il ne restait plus qu’un pas à faire : c’était la négation totale de l’intelligence et de la connaissance, la substitution de l’« utilité » à la « vérité » ; ce fut le « pragmatisme », auquel nous avons déjà fait allusion tout à l’heure ; et, ici, nous ne sommes même plus dans l’humain pur et simple comme avec le « rationalisme », nous sommes véritablement dans l’infra-humain, avec l’appel au « subconscient » qui marque le renversement complet de toute hiérarchie normale. Voilà, dans ses grandes lignes, la marche que devait fatalement suivre et qu’a effectivement suivie la philosophie « profane » livrée à elle-même, prétendant limiter toute connaissance à son propre horizon ; tant qu’il existait une connaissance supérieure, rien de semblable ne pouvait se produire, car la philosophie était du moins tenue de respecter ce qu’elle ignorait et ne pouvait le nier ; mais, lorsque cette connaissance supérieure eut disparu, sa négation, qui correspondait à l’état de fait, fut bientôt érigée en théorie, et c’est de là que procède toute la philosophie moderne.
Mais c’en est assez sur la philosophie, à laquelle il ne convient pas d’attribuer une importance excessive, quelle que soit la place qu’elle semble tenir dans le monde moderne ; au point de vue où nous nous plaçons, elle est surtout intéressante en ce qu’elle exprime, sous une forme aussi nettement arrêtée que possible, les tendances de tel ou tel moment, bien plutôt qu’elle ne les crée véritablement ; et, si l’on peut dire qu’elle les dirige jusqu’à un certain point, ce n’est que secondairement et après coup. Ainsi, il est certain que toute la philosophie moderne a son origine chez Descartes ; mais l’influence que celui-ci a exercée sur son époque d’abord, puis sur celles qui suivirent, et qui ne s’est pas limitée aux seuls philosophes, n’aurait pas été possible si ses conceptions n’avaient pas correspondu à des tendances préexistantes, qui étaient en somme celles de la généralité de ses contemporains ; l’esprit moderne s’est retrouvé dans le cartésianisme et, à travers celui-ci, a pris de lui-même une conscience plus claire que celle qu’il avait eu jusque-là. D’ailleurs, dans n’importe quel domaine, un mouvement aussi apparent que l’a été le cartésianisme sous le rapport philosophique est toujours une résultante plutôt qu’un véritable point de départ ; il n’est pas quelque chose de spontané, il est le produit de tout un travail latent et diffus ; si un homme comme Descartes est particulièrement représentatif de la déviation moderne, si l’on peut dire qu’il l’incarne en quelque sorte à un certain point de vue, il n’en est pourtant pas le seul ni le premier responsable, et il faudrait remonter beaucoup plus loin pour trouver les racines de cette déviation. De même, la Renaissance et la Réforme, qu’on regarde le plus souvent comme les premières grandes manifestations de l’esprit moderne, achevèrent la rupture avec la tradition beaucoup plus qu’elles ne la provoquèrent ; pour nous, le début de cette rupture date du XIVe siècle, et c’est là, et non pas un ou deux siècles plus tard, qu’il faut, en réalité, faire commencer les temps modernes.
C’est sur cette rupture avec la tradition que nous devons encore insister, puisque c’est d’elle qu’est né le monde moderne, dont tous les caractères propres pourraient être résumés en un seul, l’opposition à l’esprit traditionnel ; et la négation de la tradition, c’est encore l’individualisme. Ceci, du reste, est en parfait accord avec ce qui précède, puisque, comme nous l’avons expliqué, c’est l’intuition intellectuelle et la doctrine métaphysique pure qui sont au principe de toute civilisation traditionnelle ; dès lors qu’on nie le principe, on en nie aussi toutes les conséquences, au moins implicitement, et ainsi tout l’ensemble de ce qui mérite vraiment le nom de tradition se trouve détruit par là même. Nous avons vu déjà ce qui s’est produit à cet égard en ce qui concerne les sciences ; nous n’y reviendrons donc pas, et nous envisagerons un autre côté de la question, où les manifestations de l’esprit antitraditionnel sont peut-être encore plus immédiatement visibles, parce qu’il s’agit ici de changements qui ont affecté directement la masse occidentale elle-même. En effet, les « sciences traditionnelles » du moyen âge étaient réservées à une élite plus ou moins restreinte, et certaines d’entre elles étaient même l’apanage exclusif d’écoles très fermées, constituant un « ésotérisme » au sens le plus strict du mot ; mais, d’autre part, il y avait aussi, dans la tradition, quelque chose qui était commun à tous indistinctement, et c’est de cette partie extérieure que nous voulons parler maintenant. La tradition occidentale était alors, extérieurement, une tradition de forme spécifiquement religieuse, représentée par le Catholicisme ; c’est donc dans le domaine religieux que nous allons avoir à envisager la révolte contre l’esprit traditionnel, révolte qui, lorsqu’elle a pris une forme définie, s’est appelée le Protestantisme ; et il est facile de se rendre compte que c’est bien là une manifestation de l’individualisme, à tel point qu’on pourrait dire que ce n’est rien d’autre que l’individualisme lui-même considéré dans son application à la religion. Ce qui fait le Protestantisme, comme ce qui fait le monde moderne, ce n’est qu’une négation, cette négation des principes qui est l’essence même de l’individualisme ; et l’on peut voir là encore un des exemples les plus frappants de l’état d’anarchie et de dissolution qui en est la conséquence.
Qui dit individualisme dit nécessairement refus d’admettre une autorité supérieure à l’individu, aussi bien qu’une faculté de connaissance supérieure à la raison individuelle ; les deux choses sont inséparables l’une de l’autre. Par conséquent, l’esprit moderne devait rejeter toute autorité spirituelle au vrai sens du mot, prenant sa source dans l’ordre supra-humain, et toute organisation traditionnelle, qui se base essentiellement sur une telle autorité, quelle que soit d’ailleurs la forme qu’elle revête, forme qui diffère naturellement suivant les civilisations. C’est ce qui arriva en effet à l’autorité de l’organisation qualifiée pour interpréter légitimement la tradition religieuse de l’Occident, le Protestantisme prétendit substituer ce qu’il appela le « libre examen », c’est-à-dire l’interprétation laissée à l’arbitraire de chacun, même des ignorants et des incompétents, et fondée uniquement sur l’exercice de la raison humaine. C’était donc, dans le domaine religieux, l’analogue de ce qu’allait être le « rationalisme » en philosophie ; c’était la porte ouverte à toutes les discussions, à toutes les divergences, à toutes les déviations ; et le résultat fut ce qu’il devait être : la dispersion en une multitude toujours croissante de sectes, dont chacune ne représente que l’opinion particulière de quelques individus. Comme il était, dans ces conditions, impossible de s’entendre sur la doctrine, celle-ci passa vite au second plan, et c’est le côté secondaire de la religion, nous voulons dire la morale, qui prit la première place : de là cette dégénérescence en « moralisme » qui est si sensible dans le Protestantisme actuel. Il s’est produit là un phénomène parallèle à celui que nous avons signalé à l’égard de la philosophie ; la dissolution doctrinale, la disparition des éléments intellectuels de la religion, entraînait cette conséquence inévitable : partant du « rationalisme », on devait tomber au « sentimentalisme », et c’est dans les pays anglo-saxons qu’on en pourrait trouver les exemples les plus frappants. Ce dont il s’agit alors, ce n’est plus de religion, même amoindrie et déformée, c’est tout simplement de « religiosité », c’est-à-dire de vagues aspirations sentimentales qui ne se justifient par aucune connaissance réelle ; et à ce dernier stade correspondent des théories comme celle de l’« expérience religieuse » de William James, qui va jusqu’à voir dans le « subconscient » le moyen pour l’homme d’entrer en communication avec le divin. Ici, les derniers produits de la déchéance religieuse fusionnent avec ceux de la déchéance philosophique : l’« expérience religieuse » s’incorpore au « pragmatisme », au nom duquel on préconise l’idée d’un Dieu limité comme plus « avantageuse » que celle du Dieu infini, parce qu’on peut éprouver pour lui des sentiments comparables à ceux qu’on éprouve à l’égard d’un homme supérieur ; et, en même temps, par l’appel au « subconscient », on en arrive à rejoindre le spiritisme et toutes les « pseudo-religions » caractéristiques de notre époque, que nous avons étudiées dans d’autres ouvrages. D’un autre côté, la morale protestante, éliminant de plus en plus toute base doctrinale, finit par dégénérer en ce qu’on appelle la « morale laïque », qui compte parmi ses partisans les représentants de toutes les variétés du « Protestantisme libéral », aussi bien que les adversaires déclarés de toute idée religieuse ; au fond, chez les uns et les autres, ce sont les mêmes tendances qui prédominent, et la seule différence est que tous ne vont pas aussi loin dans le développement logique de tout ce qui s’y trouve impliqué.
En effet, la religion étant proprement une forme de la tradition, l’esprit antitraditionnel ne peut être qu’antireligieux ; il commence par dénaturer la religion, et, quand il le peut, il finit par la supprimer entièrement. Le Protestantisme est illogique en ce que, tout en s’efforçant d’« humaniser » la religion, il laisse encore subsister malgré tout, au moins en théorie, un élément supra-humain, qui est la révélation ; il n’ose pas pousser la négation jusqu’au bout, mais, en livrant cette révélation à toutes les discussions qui sont la conséquence d’interprétations purement humaines, il la réduit en fait à n’être bientôt plus rien ; et, quand on voit des gens qui, tout en persistant à se dire « chrétiens », n’admettent même plus la divinité du Christ, il est permis de penser que ceux-là, sans s’en douter peut-être, sont beaucoup plus près de la négation complète que du véritable Christianisme. De semblables contradictions, d’ailleurs, ne doivent pas étonner outre mesure, car elles sont, dans tous les domaines, un des symptômes de notre époque de désordre et de confusion, de même que la division incessante du Protestantisme n’est qu’une des nombreuses manifestations de cette dispersion dans la multiplicité qui, comme nous l’avons dit, se retrouve partout dans la vie et la science moderne. D’autre part, il est naturel que le Protestantisme, avec l’esprit de négation qui l’anime, ait donné naissance à cette « critique » dissolvante qui, dans les mains des prétendus « historiens des religions », est devenue une arme de combat contre toute religion, et qu’ainsi, tout en prétendant ne reconnaître d’autre autorité que celle des Livres sacrés, il ait contribué pour une large part à la destruction de cette même autorité, c’est-à-dire du minimum de tradition qu’il conservait encore ; la révolte contre l’esprit traditionnel, une fois commencée, ne pouvait s’arrêter à mi-chemin.
On pourrait faire ici une objection : n’aurait-il pas été possible que, tout en se séparant de l’organisation catholique, le Protestantisme, par là même qu’il admettait cependant les Livres sacrés, gardât la doctrine traditionnelle qui y est contenue ? C’est l’introduction du « libre examen » qui s’oppose absolument à une telle hypothèse, puisqu’elle permet toutes les fantaisies individuelles ; la conservation de la doctrine suppose d’ailleurs un enseignement traditionnel organisé, par lequel se maintient l’interprétation orthodoxe, et, en fait, cet enseignement, dans le monde occidental, s’identifiait au Catholicisme. Sans doute, il peut y avoir, dans d’autres civilisations, des organisations de formes très différentes de celle-là pour remplir la fonction correspondante ; mais c’est de la civilisation occidentale, avec ses conditions particulières, qu’il s’agit ici. On ne peut donc pas faire valoir que, par exemple, il n’existe dans l’Inde aucune institution comparable à la Papauté ; le cas est tout différent, d’abord parce qu’on n’a pas affaire à une tradition de forme religieuse au sens occidental de ce mot, de sorte que les moyens par lesquels elle se conserve et se transmet ne peuvent pas être les mêmes, et ensuite parce que, l’esprit hindou étant tout autre que l’esprit européen, la tradition peut avoir par elle-même, dans le premier cas, une puissance qu’elle ne saurait avoir dans le second sans l’appui d’une organisation beaucoup plus strictement définie dans sa constitution extérieure. Nous avons déjà dit que la tradition occidentale, depuis le Christianisme, devait nécessairement être revêtue d’une forme religieuse ; il serait trop long d’en expliquer ici toutes les raisons, qui ne peuvent être pleinement comprises sans faire appel à des considérations assez complexes ; mais c’est là un état de fait dont on ne peut se refuser à tenir compte1, et, dès lors, il faut aussi admettre toutes les conséquences qui en résultent en ce qui concerne l’organisation appropriée à une semblable forme traditionnelle.
D’autre part, il est bien certain, comme nous l’indiquions aussi plus haut, que c’est dans le Catholicisme seul que s’est maintenu ce qui subsiste encore, malgré tout, d’esprit traditionnel en Occident ; est-ce à dire que, là du moins, on puisse parler d’une conservation intégrale de la tradition, à l’abri de toute atteinte de l’esprit moderne ? Malheureusement, il ne semble pas qu’il en soit ainsi ; ou, pour parler plus exactement, si le dépôt de la tradition est demeuré intact, ce qui est déjà beaucoup, il est assez douteux que le sens profond en soit encore compris effectivement, même par une élite peu nombreuse, dont l’existence se manifesterait sans doute par une action ou plutôt par une influence que, en fait, nous ne constatons nulle part. Il s’agit donc plus vraisemblablement de ce que nous appellerions volontiers une conservation à l’état latent, permettant toujours, à ceux qui en seront capables, de retrouver le sens de la tradition, quand bien même ce sens ne serait actuellement conscient pour personne ; et il y a d’ailleurs aussi, épars çà et là dans le monde occidental, en dehors du domaine religieux, beaucoup de signes ou de symboles qui proviennent d’anciennes doctrines traditionnelles, et que l’on conserve sans les comprendre. Dans de pareils cas, un contact avec l’esprit traditionnel pleinement vivant est nécessaire pour réveiller ce qui est ainsi plongé dans une sorte de sommeil, pour restaurer la compréhension perdue ; et, redisons le encore une fois, c’est en cela surtout que l’Occident aura besoin du secours de l’Orient s’il veut revenir à la conscience de sa propre tradition.
Ce que nous venons de dire se rapporte proprement aux possibilités que le Catholicisme, par son principe, porte en lui-même d’une façon constante et inaltérable ; ici, par conséquent, l’influence de l’esprit moderne se borne forcément à empêcher, pendant une période plus ou moins longue, que certaines choses soient effectivement comprises. Par contre, si l’on voulait, en parlant de l’état présent du Catholicisme, entendre par là la façon dont il est envisagé par la grande majorité de ses adhérents eux-mêmes, on serait bien obligé de constater une action plus positive de l’esprit moderne, si cette expression peut être employée pour quelque chose qui, en réalité, est essentiellement négatif. Ce que nous avons en vue à cet égard, ce ne sont pas seulement des mouvements assez nettement définis, comme celui auquel on a donné précisément le nom de « modernisme », et qui ne fut rien d’autre qu’une tentative, heureusement déjouée, d’infiltration de l’esprit protestant à l’intérieur de l’Église catholique elle-même ; c’est surtout un état d’esprit beaucoup plus général, plus diffus et plus difficilement saisissable, donc plus dangereux encore, d’autant plus dangereux même qu’il est souvent tout à fait inconscient chez ceux qui en sont affectés : on peut se croire sincèrement religieux et ne l’être nullement au fond, on peut même se dire « traditionaliste » sans avoir la moindre notion du véritable esprit traditionnel, et c’est là encore un des symptômes du désordre mental de notre époque. L’état d’esprit auquel nous faisons allusion est, tout d’abord, celui qui consiste, si l’on peut dire, à « minimiser » la religion, à en faire quelque chose que l’on met à part, à quoi on se contente d’assigner une place bien délimitée et aussi étroite que possible, quelque chose qui n’a aucune influence réelle sur le reste de l’existence, qui en est isolé par une sorte de cloison étanche ; est il aujourd’hui beaucoup de catholiques qui aient, dans la vie courante, des façons de penser et d’agir sensiblement différentes de celles de leurs contemporains les plus « areligieux » ? C’est aussi l’ignorance à peu près complète au point de vue doctrinal, l’indifférence même à l’égard de tout ce qui s’y rapporte ; la religion, pour beaucoup, est simplement une affaire de « pratique », d’habitude, pour ne pas dire de routine, et l’on s’abstient soigneusement de chercher à y comprendre quoi que ce soit, on en arrive même à penser qu’il est inutile de comprendre, ou peut-être qu’il n’y a rien à comprendre ; du reste, si l’on comprenait vraiment la religion, pourrait-on lui faire une place aussi médiocre parmi ses préoccupations ? La doctrine se trouve donc, en fait, oubliée ou réduite à presque rien, ce qui se rapproche singulièrement de la conception protestante, parce que c’est un effet des mêmes tendances modernes, opposées à toute intellectualité ; et ce qui est le plus déplorable, c’est que l’enseignement qui est donné généralement, au lieu de réagir contre cet état d’esprit, le favorise au contraire en ne s’y adaptant que trop bien : on parle toujours de morale, on ne parle presque jamais de doctrine, sous prétexte qu’on ne serait pas compris ; la religion, maintenant, n’est plus que du « moralisme », ou du moins il semble que personne ne veuille plus voir ce qu’elle est réellement, et qui est tout autre chose. Si l’on en arrive cependant à parler encore quelquefois de la doctrine, ce n’est trop souvent que pour la rabaisser en discutant avec des adversaires sur leur propre terrain « profane », ce qui conduit inévitablement à leur faire les concessions les plus injustifiées ; c’est ainsi, notamment, qu’on se croit obligé de tenir compte, dans une plus ou moins large mesure, des prétendus résultats de la « critique » moderne, alors que rien ne serait plus facile, en se plaçant à un autre point de vue, que d’en montrer toute l’inanité ; dans ces conditions, que peut-il rester effectivement du véritable esprit traditionnel ?
Cette digression, où nous avons été amené par l’examen des manifestations de l’individualisme dans le domaine religieux, ne nous semble pas inutile, car elle montre que le mal, à cet égard, est encore plus grave et plus étendu qu’on ne pourrait le croire à première vue ; et, d’autre part, elle ne nous éloigne guère de la question que nous envisagions, et à laquelle notre dernière remarque se rattache même directement, car c’est encore l’individualisme qui introduit partout l’esprit de discussion. Il est très difficile de faire comprendre à nos contemporains qu’il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent se discuter ; l’homme moderne, au lieu de chercher à s’élever à la vérité, prétend la faire descendre à son niveau ; et c’est sans doute pourquoi il en est tant qui, lorsqu’on leur parle de « sciences traditionnelles » ou même de métaphysique pure, s’imaginent qu’il ne s’agit que de « science profane » et de « philosophie ». Dans le domaine des opinions individuelles, on peut toujours discuter, parce qu’on ne dépasse pas l’ordre rationnel, et parce que, ne faisant appel à aucun principe supérieur, on arrive facilement à trouver des arguments plus ou moins valables pour soutenir le « pour » et le « contre » ; on peut même, dans bien des cas, pousser la discussion indéfiniment sans parvenir à aucune solution, et c’est ainsi que presque toute la philosophie moderne n’est faite que d’équivoques et de questions mal posées. Bien loin d’éclaircir les questions comme on le suppose d’ordinaire, la discussion, le plus souvent, ne fait guère que les déplacer, sinon les obscurcir davantage ; et le résultat le plus habituel est que chacun, en s’efforçant de convaincre son adversaire, s’attache plus que jamais à sa propre opinion et s’y enferme d’une façon encore plus exclusive qu’auparavant. En tout cela, au fond, il ne s’agit pas d’arriver à la connaissance de la vérité, mais d’avoir raison malgré tout, ou tout au moins de s’en persuader soi-même, si l’on ne peut en persuader les autres, ce qu’on regrettera d’ailleurs d’autant plus qu’il s’y mêle toujours ce besoin de « prosélytisme » qui est encore un des éléments les plus caractéristiques de l’esprit occidental. Parfois, l’individualisme, au sens le plus ordinaire et le plus bas du mot, se manifeste d’une façon plus apparente encore : ainsi, ne voit-on pas à chaque instant des gens qui veulent juger l’œuvre d’un homme d’après ce qu’ils savent de sa vie privée, comme s’il pouvait y avoir entre ces deux choses un rapport quelconque ? De la même tendance, jointe à la manie du détail, dérivent aussi, notons-le en passant, l’intérêt qu’on attache aux moindres particularités de l’existence des « grands hommes », et l’illusion qu’on se donne d’expliquer tout ce qu’ils ont fait par une sorte d’analyse « psycho-physiologique » ; tout cela est bien significatif pour qui veut se rendre compte de ce qu’est vraiment la mentalité contemporaine.
Mais revenons encore un instant sur l’introduction des habitudes de discussion dans les domaines où elles n’ont que faire, et disons nettement ceci ; l’attitude « apologétique » est, en elle-même, une attitude extrêmement faible, parce qu’elle est purement « défensive », au sens juridique de ce mot ; ce n’est pas pour rien qu’elle est désignée par un terme dérivé d’« apologie », qui a pour signification propre le plaidoyer d’un avocat, et qui, dans une langue telle que l’anglais, a été jusqu’à prendre couramment l’acception d’« excuse » ; l’importance prépondérante accordée à l’« apologétique » est donc la marque incontestable d’un recul de l’esprit religieux. Cette faiblesse s’accentue encore quand l’« apologétique » dégénère, comme nous le disions tout à l’heure, en discussions toutes « profanes » par la méthode et le point de vue, où la religion est mise sur le même plan que les théories philosophiques et scientifiques, ou pseudo-scientifiques, les plus contingentes et les plus hypothétiques, et où, pour paraître « conciliant », on va jusqu’à admettre dans une certaine mesure des conceptions qui n’ont été inventées que pour ruiner toute religion ; ceux qui agissent ainsi fournissent eux-mêmes la preuve qu’ils sont parfaitement inconscients du véritable caractère de la doctrine dont ils se croient les représentants plus ou moins autorisés. Ceux qui sont qualifiés pour parler au nom d’une doctrine traditionnelle n’ont pas à discuter avec les « profanes » ni à faire de la « polémique » ; ils n’ont qu’à exposer la doctrine telle qu’elle est, pour ceux qui peuvent la comprendre, et, en même temps, à dénoncer l’erreur partout où elle se trouve, à la faire apparaître comme telle en projetant sur elle la lumière de la vraie connaissance ; leur rôle n’est pas d’engager une lutte et d’y compromettre la doctrine, mais de porter le jugement qu’ils ont le droit de porter s’ils possèdent effectivement les principes qui doivent les inspirer infailliblement. Le domaine de la lutte, c’est celui de l’action, c’est-à-dire le domaine individuel et temporel ; le « moteur immobile » produit et dirige le mouvement sans y être entraîné ; la connaissance éclaire l’action sans participer à ses vicissitudes ; le spirituel guide le temporel sans s’y mêler ; et ainsi chaque chose demeure dans son ordre, au rang qui lui appartient dans la hiérarchie universelle ; mais, dans le monde moderne, où peut-on trouver encore la notion d’une véritable hiérarchie ? Rien ni personne n’est plus à la place où il devrait être normalement ; les hommes ne reconnaissent plus aucune autorité effective dans l’ordre spirituel, aucun pouvoir légitime dans l’ordre temporel ; les « profanes » se permettent de discuter des choses sacrées, d’en contester le caractère et jusqu’à l’existence même ; c’est l’inférieur qui juge le supérieur, l’ignorance qui impose des bornes à la sagesse, l’erreur qui prend le pas sur la vérité, l’humain qui se substitue au divin, la terre qui l’emporte sur le ciel, l’individu qui se fait la mesure de toutes choses et prétend dicter à l’univers des lois tirées tout entières de sa propre raison relative et faillible. « Malheur à vous, guides aveugles », est-il dit dans l’Évangile ; aujourd’hui, on ne voit en effet partout que des aveugles qui conduisent d’autres aveugles, et qui, s’ils ne sont arrêtés à temps, les mèneront fatalement à l’abîme où ils périront avec eux.
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[1] Cet état doit d’ailleurs se maintenir, suivant la parole évangélique, jusqu’à la « consommation du siècle », c’est-à-dire jusqu’à la fin du cycle actuel.
La Crise du Monde Moderne, René Guénon
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